S'unir pour freiner l'envahisseur

Au lac Stukely, une plante aquatique venue d’ailleurs prolifère et menace d’étouffer les plantes indigènes. Un groupe de riverains, appuyé par des organismes régionaux et des municipalités, a uni ses forces pour freiner l’envahisseur.

Claudia Lascelles | © Sépaq

Raymond Bilodeau a remarqué des morceaux de plantes flottant à la dérive devant son quai. Intrigué, il les a pris à l’aide d’une puise, puis a effectué quelques recherches. L’identification de l’intrus n’avait rien de rassurant : il s’agissait du myriophylle à épi (Myriophyllum spicatum). Une fois implantée dans un plan d’eau, cette espèce exotique envahissante, originaire d’Europe, d’Asie ou d’Afrique du Nord, prolifère de manière débridée et étouffe les espèces indigènes des herbiers aquatiques.

La plante peut s’établir jusqu’à 5 mètres de profondeur. Ses tiges atteignent la surface de l’eau et se courbent pour continuer de s’étendre pendant toute la saison de croissance. Les plants accaparent l’ensemble de la lumière, faisant ainsi ombrage aux autres végétaux aquatiques, incapables de survivre sous leur feuillage. Ses colonies se révèlent parfois si denses qu’elles limitent les possibilités de baignade, allant même jusqu’à bloquer le passage des bateaux. Et lorsque les hélices de ces derniers tranchent des tiges, elles ne font que propager davantage l’envahisseur. Car le myriophylle à épi se multiplie par bouture : lorsqu’un fragment coule au fond de l’eau ou atteint les rives d’un lac, il prend racine et génère un nouveau plant. Ce que Raymond Bilodeau voyait flotter laissait donc craindre le pire.

Un ennemi commun, une mobilisation régionale

Le citoyen a donc décidé de s’impliquer dans l’Association pour la protection de l’environnement du lac Stukely (APELS), puis a multiplié les présentations au sujet de la plante invasive pour alerter les riverains. Parmi eux, le parc national du Mont-Orford, délimité dans sa portion nord-ouest par les berges de plus de la moitié du plan d’eau. « On a beaucoup d’activités sur les rives du lac Stukely, souligne Claudia Lascelles, responsable du service de la conservation et de l’éducation. On a des lieux de location d’embarcations, une plage et un camping. C’est certain que ça nous interpelle directement ». Bien que le lac Stukely ne soit pas inclus dans l’aire protégée, l’équipe du parc était déjà convaincue de l’urgence d’intervenir à l’échelle régionale pour freiner l’envahissement de l’intrus et ainsi conserver la qualité du plan d’eau. 

L’enjeu des espèces exotiques envahissantes avait d’ailleurs été reconnu dès 2015 comme un des stress périphériques importants à l’occasion d’un forum organisé par le parc national. L’enjeu appelait une mobilisation régionale pour combattre un ennemi commun. À la suite de cette journée, un sous-comité rassemblant des gestionnaires du parc, des élus des municipalités d’Orford et d’Austin, la directrice générale du Conseil régional de l’environnement de l’Estrie et un professeur de l’Université de Sherbrooke a été formé afin de poursuivre la réflexion sur la zone périphérique.

S’en est suivi le démarrage d’un projet de recherche, articulé par le sous-comité et mené en collaboration avec l’Université de Sherbrooke, qui a permis de cibler cinq espèces exotiques envahissantes prioritaires, dont le myriophylle à épi. Un plan d’action élaboré pour chaque espèce appelait alors l’ensemble des acteurs à se mobiliser dans le but de contrôler les risques de propagation dans le parc et dans la région, ainsi que de diffuser les résultats des projets de contrôle et les bonnes pratiques.

S'unir pour réagir

En plus de Raymond Bilodeau, de l’APELS et du parc national du Mont-Orford, d’autres partenaires se sont ralliés à l’urgence d’agir, dont des associations de propriétaires, l’Association de conservation Yamaska, le Camping Normand et le Centre de villégiature Jouvence. Car pour affronter le myriophylle à épi au lac Stukely, les riverains devaient faire front commun. « Ce n’est pas un plan d’eau sur lequel on a pleinement le contrôle, soulève Claudia Lascelles. C’est un lac public et il y a plusieurs municipalités autour. Il faut réussir à concilier les différents usages et la protection de l’environnement. »

Puis, le groupe a dû obtenir la collaboration d’autres acteurs incontournables : les villes. Pour intervenir dans un plan d’eau et s’attaquer au myriophylle à épi, il lui fallait obtenir un certificat d’autorisation émis en vertu de la Loi sur la qualité de l’environnement par le ministère de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques (MELCC), que seules des municipalités peuvent demander. L’APELS a effectué des démarches auprès des administrations de Bonsecours, du Canton d’Orford et d’Eastman. Cette dernière a accepté en 2017 de devenir le porteur du dossier.

L’obtention d’un feu vert du MELCC comportait des préalables, dont un inventaire rigoureux des plantes aquatiques envahissantes. Raymond Bilodeau en avait réalisé une évaluation approximative en explorant l’étendue d’eau sur son pédalo, mais l’APELS a fait appel cette fois aux services des biologistes et géographes du Regroupement des associations pour la protection de l’environnement des lacs et des bassins versants (RAPPEL). Ce dernier avait d’ailleurs procédé en 2004 à l’inventaire du lac Stukely, notant la présence de myriophylle à épi, mais en quantité moindre.

En août 2017, le RAPPEL a géoréférencé les herbiers du littoral du lac Stukely et a observé dans chacun d’eux les espèces qui dominaient, ainsi que leur taux de recouvrement respectif. Résultat : le myriophylle à épi a été répertorié dans 44 herbiers, dont 24 où il se manifestait de manière dominante. La colonisation de cette espèce était celle qui nuisait le plus aux activités récréotouristiques et à plusieurs espèces indigènes, comme le naïas souple, l’élodée du Canada ou le potamot nain, qui ne peuvent rivaliser avec cette plante envahissante.

Claudia Lascelles | © Sépaq
Claudia Lascelles | © Sépaq

Tirer des leçons du lac O'Malley

Le RAPPEL n’en était pas à ses premières armes face au myriophylle à épi : au cours des années précédentes, il était venu en aide aux riverains du lac O’Malley, au sud du parc national du Mont-Orford. Dans ses démarches au lac O’Malley, le RAPPEL avait eu recours à une coupe contrôlée. « C’était un très petit plan d’eau, souligne Jean-François Martel, directeur général du RAPPEL. Il n’y avait pas de rampes de mise à l’eau, donc c’était beaucoup plus simple d’y réaliser un contrôle efficace, contrairement au cas complexe du lac Stukely. »

Le RAPPEL avait aussi expérimenté à cet endroit le recouvrement des plants par des toiles de jute déposées au fond du lac. Généralement fabriquées de fibre de noix de coco ou de chanvre, elles recouvrent et écrasent les herbiers, en plus de leur obstruer la lumière. Dans le cas du lac Stukely, le RAPPEL a préconisé l’utilisation d’une toile de ce type ou d’une toile synthétique, cette dernière fonctionnant relativement selon le même principe, à la différence qu’elle doit être retirée chaque automne.

Le déploiement des toiles

À l’été 2018, les riverains sont passés à l’action. Dans la partie du lac située hors du parc national du Mont-Orford, l’APELS a mobilisé une armée de bénévoles. À l’aide de plusieurs bateaux, ils ont déployé près de 5 800 mètres carrés de toile de jute pour les déposer adéquatement sur les colonies de myriophylle à épi. Les toiles se biodégraderont au bout de cinq ans.

De son côté, le parc national du Mont-Orford a plutôt opté pour la toile synthétique, qu’il lui sera possible de réutiliser ultérieurement. Cette dernière est plus coûteuse, mais son action est plus rapide. Ressemblant à une moustiquaire en géotextile, la toile, nommée Aqua Screen, est déposée au fond de l’eau avant que soient ajoutés par-dessus des sacs de gravier pour la maintenir en place. « Quand on écrase un herbier, il n’y a plus rien qui survit en dessous. On repart à zéro, souligne Claudia Lascelles. Les endroits où nous avons mis les toiles, ce sont des endroits où le recouvrement par le myriophylle à épi était de près de 100 %. On écrase donc uniquement du myriophylle à épi. »

Le parc national du Mont-Orford s’est attaqué en priorité à une portion du lac près du centre de location d’embarcations. La raison : éviter que les pédalos empruntés par les plaisanciers agissent comme des moissonneuses-batteuses dans les herbiers, propageant encore plus des fragments de la plante envahissante et favorisant sa multiplication à leur insu. « L’idée de l’intervention est d’éviter que la plante se dirige vers l’aire de baignade », souligne Claudia Lascelles, qui observe que d’autres riverains autour du lac Stukely ont perdu l’usage de leur plage naturelle.

Un combat loin d'être terminé

Les toiles synthétiques ont été laissées au fond du lac durant huit semaines. Lorsqu’elles ont été retirées en octobre 2018, le myriophylle à épi ne donnait plus aucun signe de vie aux endroits où elles avaient été étalées. Mais il demeure trop tôt pour crier victoire. Les répercussions de la démarche ne seront visibles qu’au printemps 2019, période durant laquelle la plante envahissante recommence normalement à croître. Les toiles synthétiques, nettoyées et rangées, seront réutilisées. « On va poursuivre nos actions, parce que sinon ça ne sert à rien, souligne Claudia Lascelles. Une plante envahissante, on ne peut pas seulement l’empêcher de pousser un jour et la laisser aller ensuite. Quand on commence une intervention, il ne faut pas lâcher. »

Le parc doit demeurer aux aguets : des apports en sédiments ou des vents dominants pourraient repousser des fragments de myriophylle à épi implanté ailleurs dans le lac vers son territoire. « On a, dans le lac Stukely, sécurisé des endroits où la plante se propage et qu’on n’a pas encore traités, signale Claudia Lascelles. Pour éviter la circulation des bateaux, on a délimité des zones de protection avec des bouées et un panneau de sensibilisation qui explique pourquoi les gens ne peuvent pas les franchir. »

L’APELS a mis en place le même type d’installations. L’association prévoit poursuivre la sensibilisation et installer une station de lavage pour les embarcations nautiques, afin d’éviter que de nouveaux bateaux transportent avec eux un fragment de myriophylle à épi qui se serait accroché à eux dans un autre lac.

Une seconde journée de réflexion réunissant les acteurs de la zone périphérique du parc national du Mont-Orford, organisée par le parc en 2018, a permis de faire le bilan des actions entreprises pour contrôler la propagation du myriophylle à épi et à réfléchir aux actions pertinentes à réaliser pour la suite.

Raymond Bilodeau demeure conscient que toutes ces mesures ne permettront pas d’éradiquer la plante envahissante. Elles aideront, en revanche, à limiter sa prolifération. « C’est un combat de plusieurs années qui est commencé, dit-il. Il fallait donner un coup d’envoi pour maîtriser la situation. Lorsque des lacs sont complètement envahis, c’est extrêmement coûteux et extrêmement difficile d’intervenir. » Les riverains du lac Stukely ont su unir leurs forces à temps afin d’éviter la catastrophe.

Bulletin de conservation 2019

Cet article fait partie de l'édition 2019 du Bulletin de conservation. La version intégrale de ce bulletin est disponible pour consultation.

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