Répertorier les fugaces libellules
Elles volent rapidement et s’esquivent brusquement. Les libellules n’échappent pas pour autant à l’oeil d’Alain Mochon. Le responsable du service de la conservation et de l’éducation au parc national de la Yamaska se dévoue à répertorier les espèces de ce précieux maillon de la chaîne alimentaire présentes au Québec.
La libellule qu’on lui avait rapportée en 2012 en provenance du parc national de Frontenac était singulière. Alain Mochon examinait avec attention ce spécimen dont il devait confirmer l’identité. Son verdict : il s’agissait d’une cordulie de Robert (Somatochlora brevicincta). Or, c’était la première fois au Québec que cette espèce était capturée au sud du fleuve Saint-Laurent.
La douzaine de rares sites connus où la cordulie de Robert avait été observée se situaient en zones boréale et subarctique. Intrigué par sa présence dans la fameuse tourbière du parc national de Frontenac, chevauchant les régions de Chaudière-Appalaches et de l’Estrie, il a décidé d’y retourner dans ses temps libres afin de dresser un inventaire exhaustif des libellules qui y voltigent. « Par cette découverte inusitée, je voyais en cette tourbière un habitat potentiel pour une espèce rare, qui était présente dans le Maine et le New Hampshire, mais qu’on n’avait encore jamais documentée au Québec : la cordulie de Lintner (Williamsonia lintneri) », raconte Alain Mochon.
Entre 2014 et 2016, il a passé plus de 130 heures à sillonner la tourbière du secteur Saint-Daniel et à récolter des spécimens. Il n’y a pas déniché la cordulie de Lintner, mais l’endroit « grouille » de libellules. En tout, Alain Mochon a dénombré 52 espèces, qu’il a détaillées dans un article publié en 2017 dans la revue scientifique Le Naturaliste canadien. De ce nombre, 33 possèdent des populations bien établies qui y passent tout leur cycle de vie. « C’est une véritable pouponnière pour plusieurs espèces, dont certaines sont observées généralement pas mal plus loin au nord », affirme-t-il. D’une superficie d’un peu plus d’un kilomètre carré, cette tourbière possède des caractéristiques climatiques et écologiques généralement associées aux tourbières des régions nordiques. Ces conditions en font, selon les mots d’Alain Mochon, « un îlot boréal dans le Québec méridional ». L’observation de certaines espèces de libellules à cet endroit ne se révèle pas anodine : quatre d’entre elles sont notamment considérées comme en péril ou vulnérables, dont la cordulie de Robert. Quelques cas représentent des incursions récentes au Québec, comme l’agrion civil (Enallagma civile) dont l’expansion pourrait être liée au réchauffement climatique. Cette espèce a été vue pour la première fois au Québec dans les années 1990 et se retrouve désormais à de nombreux endroits dans le sud de la province.
Des insectes à mieux connaître
« On néglige beaucoup le monde des insectes. C’est tout un univers de biodiversité à connaître, qu’on sous-estime et qui passe complètement à côté du radar », signale Alain Mochon. Les libellules constituent un maillon intermédiaire important de la chaîne alimentaire des milieux humides. Elles sont de voraces prédateurs qui se nourrissent de proies vivantes et qui « consomment une quantité phénoménale d’insectes et d’autres organismes. » D’autre part, elles constituent un repas de choix pour les poissons, les salamandres et les tortues lorsqu’elles demeurent au stade de larves aquatiques. Une fois en vol, elles sont notamment la proie des araignées, des grenouilles et des oiseaux.
Alain Mochon s’est découvert une passion pour les libellules en 2002. Luc Jobin, un entomologiste à la retraite, lui a transmis la sienne alors qu’il l’accompagnait pour la réalisation d’un inventaire dans le parc national de la Yamaska. Ils ont recensé avec Jean-Marie Perron, professeur émérite retraité de l’Université Laval, 67 espèces et publié un article à leur sujet en 2005 dans Le Naturaliste canadien.
En septembre 2009, au hasard d’une excursion en canot sur la rivière Yamaska, Alain Mochon redécouvre une libellule, la courtisane d’Amérique (Hetaerina americana), qui n’avait pas été vue au Québec depuis plus de… cent ans ! Un peu en aval de la municipalité de Bromont, il a remarqué une dizaine de spécimens papillonnant dans les hautes herbes. L’été suivant, en août 2010, il a été à même d’en observer bien davantage et de saisir l’importance en nombre de cette population. Avec son filet, il a pu recueillir cinq spécimens d’un seul élan. Ce même été, il a pu confirmer une deuxième population, sur la rivière Yamaska Nord, aux portes du parc national de la Yamaska. La découverte est décrite dans un article publié dans Le Naturaliste canadien en 2011. Or, cette espèce a été récemment classée comme étant « gravement en péril » au Québec par le Conseil canadien pour la conservation des espèces en péril.
« J’ai pris conscience qu’il restait beaucoup de choses à découvrir au sujet de ce groupe animal, malgré le fait qu’il n’y a pas énormément d’espèces, raconte Alain Mochon. Par cette découverte fortuite, j’ai constaté que je pouvais apporter une contribution à l’avancement des connaissances dans ce domaine. Aujourd’hui, on parle de “science citoyenne”, un apport volontaire qui peut être très significatif. C’est comme ça que j’ai attrapé la piqûre. »
L'observer en contexte de changements climatiques
Selon le biologiste de formation, les libellules méritent notre attention, car elles peuvent témoigner de l’évolution des systèmes naturels, entre autres, dans le contexte des changements climatiques. « Le réchauffement favorise certaines espèces, qui vont pouvoir progresser. Puis, il y en a d’autres qui seront susceptibles de connaître un déclin. Pour le moment, ces tendances sont un peu difficiles à mesurer, parce que les milieux sont très peu inventoriés. »
En revanche, certaines découvertes d’Alain Mochon concernent des espèces dont l’expansion sur le territoire québécois pourrait être liée au réchauffement climatique. En 2011, pour donner un coup de main au groupe de conservation Les Amis de la tourbière de Saint-Joachim-de-Shefford, qui tente en territoire privé de protéger une tourbière riveraine au ruisseau Castagne, il y a dressé un inventaire de 52 espèces de libellules, parmi lesquelles se trouvait le pachydiplax (Pachydiplax longipennis), une espèce qui n’avait encore jamais été répertoriée au Québec.
« Si le pachydiplax avait déjà été établi au Québec, je n’aurais pas été le premier à l’observer », assure Alain Mochon. La raison est simple : il se distingue facilement, sans avoir recours à la loupe ni à un binoculaire. Il peut être identifié depuis une distance raisonnable, en raison de ses bandes thoraciques distinctives, mais aussi de la façon dont il se perche en pointant son abdomen blanchâtre vers le haut et en arquant ses ailes vers l’avant. « Depuis sa découverte en 2011, les observations de cette espèce ne cessent d’être rapportées un peu partout. » Au cours des années suivantes, Alain Mochon a pu noter sa présence, entre autres, dans les parcs nationaux des Îles-de-Boucherville, du Mont-Orford et du Mont-Saint-Bruno. D’autres personnes lui ont signalé l’avoir remarqué aux parcs nationaux d’Oka et de Plaisance. La somme de ces observations corrobore l’hypothèse d’une incursion récente et d’une expansion rapide de cette espèce robuste faisant preuve d’une grande capacité de dispersion.
Dans la même veine, Alain Mochon a réalisé en 2012 une autre découverte au lac des Atocas, dans le parc national du Mont-Saint-Bruno. Il y a attrapé une libellule inhabituelle de par ses traits anatomiques. « De retour à la maison, c’est là que je me suis aperçu que je détenais une espèce qui n’était pas celle que je pensais au départ et qui, après analyse, s’est avérée être une nouvelle espèce pour le Québec. » Il s’agissait d’une æschne des nénuphars (Rhionæschna mutata), une espèce jugée en péril au Canada avec quelques rares mentions en Ontario et en Nouvelle-Écosse. Sa présence au lac des Atocas se révélait plus au nord que son aire habituelle de répartition. Quelques visites subséquentes ont ensuite permis de confirmer que l’æschne des nénuphars n’était pas seulement de passage : Elle vit, grandit et se reproduit au parc. Sa découverte est un bel exemple qui confirme la richesse écologique des parcs nationaux du Québec.
Contribution à un atlas
Tous les inventaires réalisés par Alain Mochon s’intègrent à un projet plus vaste : l’Atlas des libellules du Québec. Démarrée en 2010 par l’entomologiste Michel Savard, cette initiative, dirigée par l’organisme Entomofaune du Québec (EQ) inc., vise à constituer une banque de données sur la répartition des quelque 150 espèces de libellules répertoriées dans la province. La démarche s’apparente à celle de l’Atlas des oiseaux nicheurs du Québec, dont la première édition avait été diffusée en 1995. La deuxième version à venir, une vingtaine d’années plus tard, permettra de mettre à jour l’état de santé des populations d’oiseaux. Le premier Atlas des libellules du Québec intégrera aux connaissances antérieures l’ensemble des observations collectées en dix ans (2010-2019) par une vingtaine de participants assidus, dont Alain Mochon. Il constituera aux yeux de ce dernier l’équivalent d’une photographie instantanée de la diversité et de la distribution de cet ordre d’insectes, à laquelle il sera désormais possible de se référer pour en interpréter l’évolution. « Ça va être un outil de sensibilisation et d’éducation majeur. Puis ça va permettre de mieux comprendre les impacts des activités humaines sur les milieux naturels et l’environnement », croit Alain Mochon. Connaître la présence, l’abondance et les mouvements de ces insectes offre des pistes d’information pour nous aider à mieux conserver les écosystèmes du Québec. Pour maintenir un portrait juste de leurs populations, il faut des passionnés comme Alain Mochon qui demeurent infatigables dans leur désir d’inventorier ces fugaces libellules.
Bulletin de conservation 2018
Cet article fait partie de l'édition 2018 du Bulletin de conservation. La version intégrale de ce bulletin est disponible pour consultation.