Des espèces sous l’œil des caméras
Piège photographique, drone et caméra hyperspectrale : les nouvelles technologies viennent en renfort pour mener à moindres frais ou avec plus de précision des inventaires de la faune et de la flore.
La Société des établissements de plein air du Québec (Sépaq) fait appel à ces équipements de pointe pour peaufiner ses diagnostics sur l’état de santé des parcs nationaux. Dans le cadre du Programme de suivi des indicateurs environnementaux (PSIE), elle souhaite notamment améliorer ses méthodes pour s’assurer que les habitats et les populations fauniques et floristiques demeurent en santé, ainsi que pour détecter si des espèces exotiques envahissantes perturbent des écosystèmes. Voici deux projets qui font entrer les suivis environnementaux des parcs au XXIe siècle.
Croquer le portrait des orignaux
Dès qu’il détecte un mouvement, l’appareil photographique prend par lui-même une série de clichés. Les images révèlent ensuite le passage d’individus dont on cherche à déceler la présence : les orignaux.
Durant l’été 2018, le parc national de la Pointe-Taillon, au Lac-Saint-Jean, a déployé 48 pièges photographiques sur son territoire pour mieux connaître leur population. Ils abondent assurément, car leurs traces demeurent visibles dans la forêt : les arbustes sont fréquemment dégarnis entre 2,5 et 3 mètres, hauteur à laquelle les orignaux broutent. Mais leur quantité exacte reste un mystère.
Le dernier inventaire aérien effectué dans la région remonte aux années 1990. Le parc dénombrait alors près d’un orignal par kilomètre carré. « C’est beaucoup », assure Claude Pelletier, responsable du service de la conservation et de l’éducation au parc national de la Pointe-Taillon. Comme peu de prédateurs rôdent dans les environs, leur concentration semble s’intensifier.
Pour en avoir le cœur net, le parc a essayé une nouvelle approche de recensement des individus. Comme le recours à des avions ou à des hélicoptères engage beaucoup de frais, il s’est tourné vers une technique expérimentée en 2015 par un étudiant à la maîtrise de l’Université du Québec à Rimouski, Pascal Petitgrew. Avec des pièges photographiques, celui-ci avait estimé la densité d’ours noirs au parc national Forillon et obtenu relativement les mêmes résultats qu’avec des inventaires menés au même endroit selon des méthodes traditionnelles.
Avant d’installer les appareils photographiques au parc national de la Pointe-Taillon, la proportion de chaque type de couvert forestier, soit feuillu, résineux et mixte, a été calculée. Ainsi, les appareils ont été répartis de manière représentative dans les différents habitats échantillonnés, afin d’obtenir une mesure fidèle à l’ensemble du territoire. À l’intérieur de ces trois habitats, les lieux où fixer les caméras ont été déterminés de manière aléatoire. Pour atteindre les endroits en question, les gardes-parc ont dû marcher des kilomètres dans la forêt et parfois traverser des milieux humides, cours d’eau et tourbières. « On dit que la distance la plus courte entre deux points, c’est la ligne droite. Mais dans le cadre de ce projet, ce n’était jamais le cas, » commente Claude Pelletier.
Trier des milliers d'images
Une fois installé sur un arbre, l’appareil photo croquait le portrait de tout ce qui bougeait devant lui. Aucun son n’était émis, mais, visiblement, l’animal ciblé détectait son odeur. « Une des choses parmi les plus photographiées, ce sont les nez d’orignaux », lance de manière amusée Claude Pelletier.
Après cinq semaines, chacun des appareils a été déplacé sur un deuxième site, toujours de manière aléatoire, dans le respect du pourcentage de chaque couvert forestier. Un garde-parc a ensuite trié des milliers d’images. Au premier coup d’oeil, l’abondance de cervidés semblait dépasser les prévisions. « Ce qui nous a beaucoup surpris, c’est la quantité d’orignaux observés sur les photos », exprime Claude Pelletier. « Même un de nos gardes-parc techniciens en milieu naturel qui est ici depuis 38 ans ne s’attendait pas à en voir autant. » Des chercheurs vont néanmoins analyser les résultats à l’aide d’une approche statistique pour estimer de manière rigoureuse la densité de la population d’orignaux. Ensuite, la densité sera jumelée à l’information sur l’importance du broutement de la végétation, afin de s’assurer qu’en raison de leur nombre ils ne surexploitent pas les ressources de la forêt en se nourrissant.
Une telle approche s’avère prometteuse : avec une méthodologie différente, elle permettrait de dénombrer la population de plusieurs espèces à la fois avec les mêmes appareils. Car en plus des orignaux dans leur mire, les pièges photographiques ont détecté la présence de castors, de grands pics, de grues du Canada, de tamias et d’écureuils. Même le raton laveur a été vu pour la première fois au parc national de la Pointe-Taillon. « On se doutait bien qu’il était présent, mais on n’en avait pas la confirmation », soulève Claude Pelletier. « On n’aurait pas été capables de faire ça avec des inventaires aériens. »
Surveillance aérienne
Pour préparer les futurs inventaires de la biodiversité au parc national des Îles-de-Boucherville, des chercheurs optent plutôt pour la voie des airs. Les scientifiques affiliés au réseau de recherche CABO – pour Canadian Airborne Biodiversity Observatory – ont fait voler durant l’été 2018 un drone au-dessus de l’île Grosbois. « Ce n’est pas juste un jouet. Ça va devenir un outil qui va pouvoir servir dans la gestion », prévient Étienne Laliberté, professeur agrégé au Département des sciences biologiques de l’Université de Montréal, qui mène le projet de recherche pour lequel ont été effectués ces vols.
Le drone en question transportait à son bord une technologie à la fine pointe : une caméra hyperspectrale. Cet appareil a pris des images du sol dans lesquelles se distinguent les plus infimes variations de la lumière réfléchie. Il peut détecter près d’une centaine de longueurs d’onde, allant jusqu’à percevoir les infrarouges. En comparaison, nos yeux et les appareils photo conventionnels ne captent que trois longueurs d’onde, soit le bleu, le vert et le rouge, ce qui nous permet tout au plus de percevoir les pigments de la végétation.
La caméra hyperspectrale discerne ainsi une longueur d’onde propre à chaque plante, son albédo, selon sa structure, ses protéines et ses propriétés chimiques, comme son taux de carbone ou d’azote. Elle aide ainsi à différencier des espèces qui, balayées du regard, nous apparaîtraient de la même couleur verte.
Mais pour bien identifier les plantes lors de l’analyse des images, les chercheurs doivent d’abord constituer une base de données de la signature spectrale des différentes espèces végétales. Dans le champ adjacent au boisé Grosbois, qui a été survolé par le drone à 60 mètres de hauteur, une trentaine de parcelles d’échantillonnage de 3 mètres sur 3 mètres ont été géoréférencées au centimètre près. « L’objectif est de venir faire le lien avec l’imagerie, parce qu’on a répertorié les espèces présentes dans ces quadrats », explique Étienne Laliberté.
De plus, une équipe a prélevé plus de 70 échantillons d’une douzaine d’espèces, qu’elle analyse actuellement en laboratoire. « On mesure la lumière réfléchie à l’échelle de la feuille, on confirme l’espèce, puis on prend des mesures chimiques, indique Étienne Laliberté. Cela permet de faire les liens entre ce que le drone perçoit comme lumière, l’espèce et les propriétés chimiques que le feuillage contient. »
À terme, cette démarche ouvre la porte à ce que les drones équipés de cette caméra puissent cartographier avec précision les différentes espèces en présence, dont certaines ne peuvent être détectées à l’aide d’autres méthodes. « La manière traditionnelle de faire des inventaires avec des biologistes qui vont sur le terrain prend beaucoup plus de temps, et il y a parfois des difficultés d’accès à certains sites », signale Carole Sinou, impliquée dans l’observatoire CABO.
Détecter un intrus
Au parc national des Îles-de-Boucherville, le recours à cette nouvelle technologie vise particulièrement à mieux détecter un intrus : le roseau commun. Cette plante exotique envahissante figure parmi les plus grandes menaces à la biodiversité.
Elle se propage facilement et rapidement dans de nouveaux environnements, surtout le long des voies de transport maritime, et prend la place d’espèces indigènes.
Les démarches sur ces îles visent à caractériser la signature spectrale de cette plante aussi nommée phragmite commun, afin de mieux la discerner. Une surveillance à l’aide du drone et de ses capteurs pourra ainsi, à l’avenir, nous alerter de son apparition ou de sa prolifération avant qu’il soit trop tard.
« C’est relativement simple de trouver une population lorsqu’elle est déjà très grosse, avec de grandes plantes bien établies, explique Étienne Laliberté. Mais on aimerait être capables de la détecter au début de l’envahissement pour être en mesure d’agir et de l’éradiquer. » Actuellement, des personnes doivent se déplacer sur de grandes superficies pour trouver les jeunes populations de roseau commun et arriver à ce résultat. « On parle de quelque chose d’assez laborieux, qui demande une expertise, précise-t-il. Avec le drone, il sera possible de couvrir plusieurs hectares en quelques minutes. Même si un traitement de l’image doit être fait par la suite, on peut couvrir de plus grandes surfaces. »
L’usage du drone, de la caméra hyperspectrale et de la base de données permettra de suivre plus efficacement l’évolution de la répartition des populations végétales, notamment de constater si une espèce se disperse de plus en plus vers le nord. « Le projet dans son ensemble vise à répondre beaucoup plus efficacement à des questions liées aux changements climatiques », signale Carole Sinou au sujet de l’observatoire CABO.
Durant l’été 2019, des étudiantes à la maîtrise de l’Université de Montréal et de l’Université McGill poursuivront le travail. L’une vérifiera si la signature spectrale des plantes varie en fonction de la période de l’année, tandis qu’une autre tentera de voir jusqu’à quelle altitude le drone peut s’élever pour continuer à prendre des images pertinentes, afin de gagner une meilleure vue d’ensemble. Le suivi environnemental promet ainsi d’aller un peu plus haut et un peu plus loin!
Bulletin de conservation 2019
Cet article fait partie de l'édition 2019 du Bulletin de conservation. La version intégrale de ce bulletin est disponible pour consultation.