Oiseaux sous écoute
Pour inventorier les oiseaux, on fait plus qu’écouter leurs chants : on les enregistre!
Le rituel se répétait tous les trois ans. Des techniciens sortaient du lit aux petites heures, puis s’enfonçaient dans la nature avant le lever du soleil. À l’aurore, ils étaient aux premières loges pour entendre le concert de gazouillis. L’oreille bien tendue, ils notaient les chants d’oiseaux qu’ils distinguaient à travers cette symphonie matinale.
Cette manière de réaliser un inventaire aviaire avait des airs romantiques, mais pour assurer un suivi rigoureux de l’état de santé des populations d’oiseaux, la fiabilité des résultats laissait parfois à désirer. Même si les techniciens étaient bien formés à identifier les espèces selon leur chant, le dénombrement des oiseaux reposait sur leur perception et leur interprétation au cours de trois seules sorties par année, ce qui rendait le suivi difficile lorsque les personnes se relayaient au fil du temps.
L’idée de capter et d’archiver les refrains entonnés au lever et au coucher du soleil a commencé à faire son chemin. « Avec des enregistrements, on peut se revalider, conserver les données, puis faire de meilleures comparaisons dans le temps », souligne Benoit Dubeau, responsable du service de la conservation et de l’éducation au parc national de la Jacques-Cartier en 2021.
C’est pour cette raison qu’à l’été 2021 il a fait installer près de 90 enregistreurs dans son parc dans le cadre de deux projets pilotes différents. Encore récemment, se doter de ce type d’équipement demeurait impossible. Les instruments nécessaires à ce genre d’opération se vendaient à fort prix. Or, « il faut avoir suffisamment de points d’écoute pour détecter le déclin significatif d’une population », évoque Marc-André Villard, biologiste à la Sépaq.
Peu de temps après son arrivée à la Sépaq en 2020, ce dernier a appris l’existence de nouveaux enregistreurs acoustiques beaucoup moins chers. « Cela nous permettait de déployer plus d’appareils, relate-t-il. Et du coup, d’obtenir une puissance statistique suffisante pour estimer avec justesse, à l’aide de pistes audio, les tendances dans l’évolution des populations d’oiseaux présentes dans un parc. »
À l’été 2020, Benoit Dubeau a testé ces appareils pour vérifier la qualité des enregistrements. Satisfait, il s’est aussitôt lancé dans un ambitieux projet d’inventaire. À la fin du mois de mai 2021, des employés du parc sortaient des sentiers pour accrocher 58 enregistreurs à des troncs d’arbre répartis dans les différents milieux naturels du parc.
Ils parcourent alors la forêt d’érables et de bouleaux aux creux de la vallée pour poser le tiers des enregistreurs. Ils en fixent ensuite une vingtaine dans la forêt boréale, composée essentiellement de sapins et d’épinettes. Quant aux appareils restants, ils sont répartis à proximité de milieux humides, afin de capter le chant des anoures et d’en faire aussi l’inventaire.
En juin, ces appareils sont programmés pour démarrer toutes les heures de la matinée et de la soirée, afin d’enregistrer chaque fois le bruit ambiant pendant 10 minutes. Ils enregistreront également un bref extrait sonore sur l’heure du midi. « C’est un échantillon si vaste! insiste Benoit Dubeau. Cela change tout par rapport aux anciens inventaires. »
Les pistes audio feront l’objet d’une écoute attentive et pourront en dévoiler davantage au fil du perfectionnement des technologies d’analyse. « On va garder et archiver tous les fichiers, explique-t-il. Des logiciels de reconnaissance automatisée sont en cours de développement. S’ils deviennent performants, on va pouvoir reprendre tout ce qu’on a enregistré et passer nos captations dans la machine pour les analyser. »
Au-delà de l’observation d’espèces particulières dont on souhaite confirmer la présence, la nouvelle approche aidera à donner une vue - ou plutôt une ouïe- d’ensemble des oiseaux sur place. « J’ai bien hâte de connaître la diversité qu’on va retrouver. »
Au parc national du Mont-Orford, 54 stations d’enregistrement ont été installées, mais cette fois à différentes distances des sentiers afin d’évaluer les effets de la fréquentation. Ces stations renseigneront sur l’effet d’un sentier pédestre, de vélo de montagne ou d’un sentier mixte (route verte) sur les espèces d’oiseaux présentes. « Nous faisons l’hypothèse que certaines espèces évitent la proximité de certains types de sentiers et que le degré d’évitement varie d’une espèce à l’autre », souligne Marc-André Villard.
Capter le chant d’espèces menacées
D’autres projets consistent à mettre sous écoute des oiseaux dont la rareté est préoccupante. Dans le parc national d’Oka, 15 appareils ont été installés autour de la Grande Baie. Ils enregistrent les sons ambiants durant de longues périodes, très tôt le matin ou au crépuscule, dans le but de capter le cri doux et guttural du petit blongios. Pourquoi ? Ce minuscule échassier qui se tient dans les milieux humides est menacé selon le COSEPAC. En 2014, Environnement Canada estimait que sa population au Québec se limitait à 300 couples.
Un deuxième projet, mené au parc national de la Jacques-Cartier, vise à détecter le chant flûté de la grive de Bicknell. Cette espèce est aussi désignée comme menacée par le COSEPAC. Le deuxième Atlas des oiseaux nicheurs du Québec méridional, publié en 2019, juge que sa situation s’est détériorée dans les dernières décennies. Or, le massif du lac Jacques-Cartier constitue l’un des plus importants sites de nidification de la grive de Bicknell au Québec. L’explication est simple : ce discret oiseau forestier affectionne les forêts denses de sapin baumier situées à haute altitude.
Pas moins de 27 enregistreurs ont donc été installés, en partenariat avec le Service canadien de la faune, dans les vieilles sapinières coiffant les sommets les plus élevés du parc. « L’habitat de la grive de Bicknell est très difficile d’accès. En plus, cet oiseau chante à l’aurore et au crépuscule, souligne Marc-André Villard. On n’a plus besoin d’avoir une personne qui se rend dans ces lieux à 3 heures du matin et à 21 heures. »
Puisque les heures durant lesquelles l’oiseau chante le plus intensément sont bien connues, de plus longues séances d’enregistrement ont été programmées aux moments opportuns pendant 20 jours en juin. Les pistes audio seront analysées par un logiciel de reconnaissance automatisée mis au point par Environnement Canada. « Comme on a mis des appareils à une certaine distance les uns des autres, on va peut-être pouvoir estimer leur abondance », espère Benoit Dubeau. Cet inventaire devrait montrer l’importance du parc national pour la survie de la grive de Bicknell. Il permettra d’améliorer nos connaissances sur la situation de l’espèce, afin que le gazouillis enregistré ne soit pas son chant du cygne.
Pour en savoir plus, consultez ce reportage réalisé dans le cadre de l'émission La semaine verte.
Poursuivez votre lecture du bulletin Dans notre nature
Cet article fait partie de l'édition 2022 du bulletin « Dans notre nature ».